Samedi 22 août 6 22 /08 /Août 00:39








Extrait



LA RÈGLE DU JEU


   Le jeu des relations entre le maître et son esclave est subtil et délicat. Les esclaves doivent savoir indiquer aux maîtres les limites à ne pas franchir. L'autorité absolue est un savant jeu d'équilibre, le moindre faux pas rompt l'harmonie et au-delà brise la considération que l'un porte à l'autre. Tout être humain a ses limites, l'esclave a les siennes. Nul maître ne peut aller au-delà des limites acceptées, moralement ou physiquement, par son esclave. Toute dérogation à cette règle peut être mortelle.

   En cela, le rôle du maître est extrêmement difficile à tenir, car il doit s'adapter à la personnalité et aux capacités d'obéissance et de résistance de chaque esclave. L'un comme l'autre ne doivent jamais décevoir. L'esclave doit accorder au maître les privilèges de sa fonction : lui procurer le bonheur grisant de dominer un être réceptif, soumis, qui sache cependant faire preuve de temps à autre de quelque indépendance, qui puisse désobéir avec discernement, car la punition qui s'ensuivra sera source de plaisir pour l'un et pour l'autre. Savoir désobéir est un art qui implique une parfaite connaissance des désirs du maître, sans parler d'amour puisque c'est le mot que nul ne prononce au cours des joutes.


   Le jeu s'installe autour de cet exceptionnel rapport de forces. Se soumettre, désobéir, endurer, alternances délicates auxquelles je ne veux pas me dérober. La tension ne doit cesser de monter. Le rôle de l'esclave est de toujours se donner à fond, quelle que soit la personnel préposée au dressage et quelles que soient ses pratiques. La résistance aux humiliations, aux contraintes, à la douleur décuple l'intensité et l'aspect cérébral du combat. C'est alors que mon corps peut s'épanouir, se donner à part entière. C'est l'extase, la jouissance exacerbée par les rites souvent inattendus, l'abnégation de soi que l'on garde constamment présente, la soumission à l'autre, la souffrance aussi. C'est justement cette part d'inconnu qui me fascine, qui fascine l'esclave, car dans les rapports sadomasochistes l'ingéniosité du maître doit sans cesse se renouveler et être mise à rude épreuve. Il est très excitant de toujours ignorer ce qui peut advenir au cours d'une séance, de ne jamais prévoir les surprises que le maître vous réserve.  Il peut arriver qu'une esclave prêtée par celui à qui elle appartient s'avère plus performante avec un autre maître qu'avec le sien : de même qu'un contact de peau vous électrise alors qu'un autre vous laisse indifférente, il est des maîtres privilégiés qui communient avec leur esclave, alors que d'autres restent obstinément étrangers, inexistants, artificiels.






Jeanne de Berg - Le petit carnet perdu

(extraits)










« Si vous ne rencontrez pas, tout armée, la maîtresse de vos rêves, fabriquez-la ! » Mais cela ne va pas de soi : les dominatrices sont rares sous nos climats. Je veux dire : les femmes qui ont ça dans le sang et trouvent spontanément leur plaisir, détaché de tout intérêt, dans le pur exercice d'un pouvoir sensuel, sexuel, sur leur(s) partenaire(s), complices d'un soir ou d'une vie. De l'ordre du constat pour les pratiquants, cette affirmation provoque chez les autres des réactions dubitatives, voire incrédules. Quoi ! Dans une société, la nôtre, nettement plus conciliante qu'autrefois envers les conduites marginales, qui édite Sade en Pléiade et le lit en poche, où émissions et articles-chocs sur le sadomasochisme (« s.m. ») alimentent les magazines « dans le coup », où les stylistes en vogue lui empruntent volontiers son cuir clouté et ses accessoires, comment les moeurs ne suivraient-elles pas la courbe ascendante de sa mode ? Se multiplient, il est vrai, les soirées où se pressent quelquefois plusieurs centaines d'amateurs qui viennent arborer des tenues dites fétichistes, c'est-à-dire confectionnées à partir d'un répertoire très strict de matières, auquel on est instamment prié de se conformer (cuir, vinyle, latex, chaînes), les contrevenants habillés de sombre étant toutefois tolérés. Là s'affichent, S'exposent les corps mis en spectacle, dans un singulier carnaval en noir, rouge et métal où la beauté, l'extravagance prennent le pas sur les dons et les qualités, moins aptes à se manifester quand le paraître prime l'être. Ne pas trop se fier à l'apparence : sous une femme harnachée de pied en cap peut tout aussi bien se cacher une « maîtresse » idéale, une professionnelle en représentation, une amoureuse qui se prête à quelque caprice, un travesti, une exhibitionniste que comblera sa parade publique (l'un n'excluant d'ailleurs pas l'autre), une simple curieuse, que sais-je ! L'habit ne fait ni le moine ni la maîtresse, et la surenchère dans l'attirail (débauche de chaînes, d'anneaux, etc.) ne garantit rien -, elle révélerait même parfois des résolutions peu sûres qui se confortent par l'accumulation de signes voyants : la conviction n'a pas besoin de lourdeur symbolique.





Le divan ou la fessée...


   J'ai été amenée un jour à traiter ce sujet — la fonction thérapeutique — en réponse à l'enquête d'une revue de psychanalyse ; voici ce que j'en écrivais : « Le philosophe Gilles Deleuze a déclaré un jour : Une séance chez une dominatrice vaut bien une séance sur le divan. Pour juger de la pertinence de cette affirmation, il faudrait avoir expérimenté les deux termes de la comparaison. Est-ce le cas de Deleuze ? Je ne sais pas, mais ce n'est pas le mien : je n'ai tâté ni de l'esclavage chez une "maîtresse", ni de l'analyse sur un divan. Et pourtant je ne peux que souscrire à cette déclaration. Quelle est la dominatrice, professionnelle ou non, qui n'a pas eu souvent l'impression très vive de soulager un mal-être ? J'ai moi-même dû répondre un jour à la requête explicite d'un garçon de 27 ans, envoyée sous la forme d'une supplique dont voici des extraits (j'en respecte l'orthographe) : Je vous fait demande d'une séance car jèn ressent le besoin profond qui m'appelle et me déchire (..). Je vous appelle au secour car vous êtes mon seul retour et ma seule protection contre moi (..). Ceci est moi, ceci est en moi et cela (se que je suis) me détruira car je me refuse cette vie sans la possibilité d'être esclave... Je la lui ai accordée, sa séance, sorte de séance compassionnelle, et une seule fois, car je n'en fais pas métier et n'en ai nulle envie. Cette idée d'être un substitut de psychanalyste, toute dominatrice l'a eue un jour ou l'autre. D'où la réflexion d'une de mes amies, professeur d'université, dominatrice par goût mais qui, fort sollicitée, s'était laissée aller, par pure bonté d'âme, à accepter plus de candidats qu'elle n'en pouvait supporter : Quand "ils" partent, ils se sentent mieux ; moi, je suis exténuée. Ils payent bien leur analyste, pourquoi ne me paieraient-ils pas ? Pourquoi évidemment ? Toute peine mérite salaire ! Elle a essayé les rendez-vous rémunérés pendant un mois, puis, saturée, a tout laissé tomber. Pour en revenir à l'affirmation de Deleuze, l'équivalence me paraît plus évidente encore entre une séance chez la professionnelle et une séance chez l'analyste, par la place de l'argent, centrale : l'argent de l'écoute en échange du temps compté (time is money), en échange du transfert, analogue au transfert analytique. Il y a aussi la psyché travaillée par l'inconscient, et la recherche du mieux-être. Et ce mieux-être, le client l'obtient par l'écoulement foutral l'analysant par l'écoulement verbal, dans le meilleur des cas, lorsqu'il n'y a pas de rétention. (On m'a rapporté l'expression, dénuée d'ambiguïté, d'un homme sortant de chez son analyste : Ça m'a fait du bien., j'ai l'impression d'avoir tiré un coup.) La frontière même est floue : les thérapies corporelles venues des États-Unis et reprises par certains analystes ressemblent fort aux pratiques des dominatrices (je pense, entre autres, aux "empaquetages".) S'il y a équivalence possible, est-ce à dire qu'il y a passage de l'un à l'autre d'une même personne, de la cure analytique à la "cure" dominatrice et vice versa Oui, si j'en crois mon expérience personnelle j'ai rencontré un jeune homme qui, las de l'écoute par trop flottante de son analyste (il s'était endormi pendant une séance), s'est tourné avec succès vers une dominatrice. On pourrait, dès lors, retourner la proposition et dire qu'une séance sur le divan vaut bien une séance chez une dominatrice. Elle perd, ainsi formulée, de son côté provocant. Quoique... »




"SM" US...


   La musique d'ambiance, discrète, de bon goût — une partita pour viole de gambe, le soir de ma visite —, a été promptement remplacée par du rock lorsque le terrain a été libre et que les filles se sont retrouvées seules avec moi, entre deux séances.
   Le hic, car il y a un hic, c'est que ces jolies mains n'ont pas le droit de toucher votre sexe : libre à vous de vous masturber sous leurs yeux, sur ordre ou de votre propre réglementation très stricte ne leur autorise rien de « sexuel ». A ne pas la respecter, l'établissement risquerait de fortes amendes, ou même sa fermeture, pour activité prostitutionnelle. Cet interdit est la rançon de sa légalité. Sur ce point capital, les donjons de chez nous reprennent leur avantage. Alors, à vous de voir !
   Fortes de leur légitimité nouvelle, les maisons de rendez-vous s.m. se sont multipliées et, avec elles, les bonnes dominatrices, jolies, efficaces, à l'affût des changements de mode et de façons ; elles auraient tendance à se tourner actuellement vers les techniques soft, préconisées par les plus expérimentées (comme on adopte ailleurs les médecines douces). Des salons s'organisent, à dates régulières, du prêt-à-porter s.m., avec défilés et mannequins, et des dernières trouvailles du prêt-à-souffrir, avec « ateliers » et démonstrations.
   Aux États-Unis, la justification thérapeutique a pénétré, bien au-delà de la sphère commerciale, les pratiques privées du s.m., devenu une méthode parmi d'autres d'épanouissement personnel, une recette singulière, à ne pas négliger, de remise en forme, paradoxalement favorisée par le visage double du puritanisme ambiant : non pas, bien sûr, par sa face austère, pour qui sexe et s.m. ne sont que salissures, mais par l'autre, l'aimable, plus riante, qui les blanchit et les rend, une fois nettoyés de leurs troubles suspects, tout à fait acceptables par des esprits déjà imprégnés de soucis hygiénistes (d'où découle sans doute la sexualité considérée comme une gymnastique d'entretien, que reprochait fort à ses amantes wasp un prix Nobel de littérature). C'est une opération qu'illustre assez bien cet extrait d'un bulletin de l'Eulenspiegel Society : « It is only by (such) open exchange that S. and M. can be transformed from the dark and feared fetish of the past into a contributing part of a rich and joyous sexuel lifestyle. » Dans cette déclaration de principe où il est question de « transformer le s.m., fétiche sombre et redouté du passé, en une contribution à un style de vie sexuel riche et joyeux », c'est le côté joyeux de l'entreprise qui me fait tiquer. Il renvoie à la formule, répétée à l'envi, aux allures d'injonction : « Sex is fun. » Ainsi envisagé et vécu comme un genre d'amusement où les accessoires s'appellent d'ailleurs jouets (toys), le s.m. peut retrouver l'innocence enfantine, et le jeu de rôles tout naturellement devenir jeu drôle. Cela donne aux réunions organisées par ces associations de bonne volonté une atmosphère conviviale qui ne dérange personne, où l'adepte, quel qu'il soit, quoi qu'il fasse, n'est jamais jugé dans ses activités ; s.m. « sans mal » et pour tous : il s'agit seulement de s'en retourner happy, bien dans sa peau, après des échanges qui peuvent éventuellement se limiter à la conversation ; associations d'entraide mutuelle, plus proches d'amicales que de cénacles fermés ou de confréries secrètes, elles proposent des séances éducatives et des ateliers où l'on vous enseigne le « comment faire » d'un « s.m. sans larmes », avatar d'un volontarisme du bonheur, actif là comme ailleurs.
   Qu'est-ce qui se perd dans cette omniprésence du « mens sana in corpore sano » où, clair, joyeux, naturel, débarrassé de ses aspérités, s.m. signifie avant tout s(anté) m(entale) ? Ce qui, là, n'a d'évidence pas sa place : l'érotisme.
   L'érotisme s'accommode mal de la transparence sans mystère. Il préfère le clair-obscur, le montré-caché, l'entre-deux, les ombres tremblées, les non-dits; il joue avec le risque et le malsain, la palpitation des excès, les émotions du voilé-violé, les tensions proches de la rupture. Il craint par-dessus tout le fun, le « pour rire » bon enfant et sans façons. Son rire à lui ne détend pas, il inquiète. Équivoque, ambigu, l'érotisme est, comme la peinture « cosa mentale ».
Par André de Sainte-Croix
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Commentaires

Bonjour,

Puis je mettre ce texte sur mon blog avec en référence l'adresse de ton blog ?

Car je trouve ce texte très bien écrit et beau.

Lady Ariciaa
commentaire n° :1 posté par : Lady Ariciaa le: 22/08/2009 à 14h17
Bonjour,
Oui bien sûr, avec plaisir. Moi aussi j'aime beaucoup ce texte. Dès le début du roman, elle pose l'essentiel en peu de mots. J'aime beaucoup (entre autre) "de même qu'un contact de peau vous électrise alors qu'un  autre vous laisse indifférente, il est des maîtres privilégiés qui communient avec leur esclave, alors que d'autres restent obstinément étrangers, inexistants, artificiels."
Je mettrai certainement d'autres textes de Vanessa Duriès sur mon blog.
André.
réponse de : André de Sainte-Croix le: 24/08/2009 à 01h10

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